Ah, l'enfance... Et celle de Sartre, dorée, retranscrite ici avec férocité et humour. Ce livre m'a marqué, évidemment. Passion de la lecture et de l'écriture, figure fascinante du grand-père... On voit le futur écrivain à l'oeuvre, déjà. Un livre indispensable.
L' extrait
A peine eus-je commencé d’écrire, je posais ma plume pour jubiler. L’imposture était la même mais j’ai dit que je tenais les mots pour la quintessence des choses. Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouche échanger peu à peu leur luisance de feux follets contre la terne consistance de la matière : c’était la réalisation de l’imaginaire. Pris au piège de la nomination, un lion, un capitaine du second Empire, un Bédouin s’introduisaient dans la salle à manger ; ils y demeuraient à jamais captifs, incorporés par les signes ; je crus avoir ancré mes rêves dans le monde par les grattements d’un bec d’acier. Je me fis donner un cahier, une bouteille d’encre violette, j’inscrivis sur la couverture : « Cahier de romans. » Le premier que je menai à bout, je l’intitulai : « Pour un papillon. » Un savant, sa fille, un jeune explorateur athlétique remontaient le cours de l’Amazone en quête d’un papillon précieux. L’argument, les personnages, le détail des aventures, le titre même, j’avais tout emprunté à un récit en images paru le trimestre précédent. Ce plagiat délibéré me délivrait de mes dernières inquiétudes : tout était forcément vrai puisque je n’inventais rien. Je n’ambitionnais pas d’être publié mais je m’étais arrangé pour qu’on m’eut imprimé d’avance et je ne traçais pas une ligne que mon modèle ne cautionnait. Me tenais-je pour un copiste ? Non. Mais pour un auteur original : je retouchais, je rajeunissais ; par exemple, j’avais pris soin de changer les noms des personnages. Ces légères altérations m’autorisaient à confondre la mémoire et l’imagination. Neuves et toutes écrites, des phrases se reformaient dans ma tête avec l’implacable sûreté qu’on prête à l’inspiration. Je les transcrivais, elles prenaient sous mes yeux la densité des choses. Si l’auteur inspiré, comme on croit communément, est autre que soi au plus profond de soi-même, j’ai connu l’inspiration entre sept et huit ans.
Pour acheter Les Mots.
Les commentaires récents