'Pourquoi j'ai mangé mon père' manie l'anachronisme avec délectation. Que se passe-t-il chez les pithécanthropes lorsque l'un d'entre eux découvre le feu. Le narrateur est pris entre son père, dont l'unique but est d'atteindre enfin le miocène, son
oncle Vania, vivant encore dans les arbres, qui apprécie la chaleur du
feu tout en la trouvant anti-naturelle, une kyrielle de frères aux idées saugrenues (qui voudrait élever les chiens au lieu de les manger, franchement ?) et une tribu de femelles à la recherche du confort.
Les homo sapiens ici présents ne cessent de se rappeler à l'ordre les uns les autres, si l'un parle d'un animal qui n'est pas encore apparu, par exemple. Et, sur fond de franche rigolade, c'est, évidemment, un miroir qui nous est tendu : politique, technique, progrès... Tous les grands sujets nous sont renvoyés à la figure dans une bonne humeur contagieuse. A faire lire, absolument, au premier qui, passant devant vous, aura le toupet de vous dire, sérieusement, que "c'était mieux avant".
Extrait
Nos compagnes et nous faisions cercle autour de l'étrange morceau de viande, noirci, rétracté, mais plein d'arôme, que mère nous présentait. Les femmes, décontenancées et que le feu avait quelque peu effrayées déjà, reculaient timidement. Mais Oswald, vaillamment, leva son mufle, mordit dans la tranche de viande que mère, d'une lame de silex, avait habilement détachée, la poussa du doigt dans sa bouche. Aussitôt son visage devint cramoisi.
Il postillonna, s'étrangla, suffoqua, déglutit violemment et se tortilla sur lui-même. L'eau jaillit de ses yeux tandis qu'il se tapotait follement les lèvres et la gorge, en haletant.
- Oh ! désolé, Oswald ! dit père. Bien sûr, tu ne pouvais pas savoir. J'aurais du te prévenir que c'était très chaud.
- Cours à la rivière, mon petit, dit mère et bois un peu d'eau, ça te soulagera.
Dans un éclair Oswald eut disparu, et un moment plus tard nous entendions le bruit d'un violent plongeon.
- Nous autres, nous y sommes habitués, dit père, mais au début il faut s'y prendre avec précaution. Le mieux c'est de souffler dessus pour commencer, puis de mordiller petit à petit par l'extérieur. Mais vous verrez qu'en un rien de temps vous vous débrouillerez très bien.
Munis de ce mode d'emploi, nous nous mîmes au travail. Oswald nous avait rejoints. Nous nous brûlâmes quand même un peu pour commencer, mais ça valait la peine. On eut dit que la viande, sous nos dents, capitulait sans condition. Le goût, ce mélange de cendre et de chair brûlée, de filets attendris et de graisse fondante, était enivrant. Et le jus ! Ce jus rouge ! De l'ambroisie.
A peine s'il fallait encore mastiquer sérieusement. La puissance élastique d'un muscle strié, qui avait imprimé à un gnou de trois cent kilos une vitesse de quatre-vingt à l'heure, vous fondait littéralement sur la langue. Ce fut une révélation.
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